P resque un siècle après son exploit doré au marathon des Jeux Olympiques d’Amsterdam (1928) Boughera El Ouafi est magnifiquement ressuscité sous la plume de Fabrice Collin. Dans son romanLe mirage El Ouafi ( aux éditions Anamosa ), l’écrivain réinvente partiellement le destin d’un chétif Algérien d’Ouled Djellal qui a déboulé, telle une météorite, dans l’espace médiatico-sportif avant de sombrer dans l’oubli. Entretien avec un auteur empathique.
Quel a été l’élément déclencheur qui vous a donné envie d’écrire sur Boughera El Ouafi?
Un article de L’Equipe, paru il y a quelques années. Mon instinct d’écrivain s’est réveillé à mesure que je découvrais le destin de ce petit homme oublié. Il m’a semblé qu’il méritait bien que l’oubli dans lequel il croupissait.
Etait ce une manière de le réhabiliter? Qu’est-ce qui vous a plu chez cet athlète?
J’ai une certaine affection pour les oubliés, les perdus, les laissés-pour-compte : ça n’a rien d’original. Ce qui m’a plu chez lui, c’est son humilité, sa presque-transparence – tout ce qui, de façon paradoxale, le rend invisible. Il est un peu comme Tintin : un héros indéfini, sans personnalité tangible. On peut le voir comme un homme à réinventer. En a-t-on le droit ? C’est une autre question.
Vous avez décidé de mêler votre histoire personnelle à la sienne. Pour quelles raisons?
Ce n’est pas tout à fait mon histoire. Et ce n’est pas totalement la sienne. Je me suis “recréé” un peu, et je lui ai imaginé un autre destin, afin que nous nous rencontrions non pas ici-bas – c’est évidemment impossible – mais dans les pages d’un livre, dans les brumes de la fiction.
Sans ce roman, seriez-vous retourné en Algérie ?
La vérité, c’est que je n’y suis jamais retourné depuis 1978. Appelons ça une aventure inachevée, un rendez-vous sans lendemain. Le seul voyage que j’ai accompli est resté intérieur. Mais je n’ai pas abandonné l’idée.
Sont-ce le peu d’informations sur le personnage qui vous a poussé à introduire de la fiction dans ce roman ?
Absolument. Si l’on se cantonne à ce que l’on connaît, il y a de quoi écrire 20 pages, au mieux. Selon moi, El Ouafi mérite plus, bien plus. Il mérite qu’on l’invente, qu’on réinvestisse son absence. Avec délicatesse, si possible.
Est-ce que ce petit Algérien falot a commis un crime de lèse-opportunité en s’adjugeant le titre olympique au nez et à la barbe des principaux favoris, et notamment de ses compatriotes?
Sa victoire était inattendue. Elle ne répondait à aucune question, elle ne satisfaisait aucun manque, elle n’était ni le fruit d’une ambition, ni la conclusion d’un processus logique. Elle est tombée comme un pavé dans la mare – personne n’aime être éclaboussé. El Ouafi ne savait pas quoi faire de ce succès, et la France ne savait pas quoi faire d’El Ouafi.
Le public français et les médias l’ont vite oublié. Pour quelles raisons?
Parce qu’il n’a rien mis en œuvre, par la suite, pour perdurer dans les mémoires. Parce qu’il est passé professionnel à son insu. Parce qu’il était algérien. Parce que, sans doute vexé de ne pas l’avoir vu arriver, la France s’est vengée, inconsciemment, en le reléguant dans les limbes de l’informulé.
Il y a en revanche Alain Mimoun, un autre champion olympique d’origine algérienne, qui ne l’a pas laissé tomber. Comment Mimoun considérait El Ouafi?
Comme un précurseur, un héros ancien, annonciateur : le premier marathonien français à gagner une médaille, voilà. Mimoun était honnête, il ne pouvait pas laisser croire que son exploit était unique, originel. Il a pris ce vieil homme sous son aile. Sans doute voyait-il, dans son destin, le signe de sa chance à lui – l’infamie à laquelle il avait échappé.
Vous dites qu’il n’a jamais été au bon endroit et au bon moment. Les JO de 1928 ont été la seule grande réussite de sa vie où tout s’est enchainé avec succès. Avec du recul, est ce que cela n’a pas été un bien pour un mal?
El Ouafi n’était pas armé pour gérer cette victoire. C’est sans doute l’un des plus grands perdants de l’histoire… parmi les gagnants, s’entend. Quand on voit comment, aujourd’hui, les sportifs font fructifier des succès bien moindres, on ne peut que sentir son cœur se serrer. Aurait-il été français de souche, issu d’un milieu bourgeois, parisien, bien marié, peut-être, ou simplement animé d’un sentiment de revanche, qu’il aurait fini acteur, journaliste, porte-parole sportif, que sais-je encore.
Sa vie contient, avec la première guerre mondiale, la gloire inopinée, l’aventure américaine puis la fin tragique, tous les ingrédients pour en faire une œuvre artistique autre qu’un roman . Avez-vous pensé à en faire une adaptation théâtrale ou cinématographique ?
C’est une histoire édifiante qui, sans doute, interpellerait les Français. A ceci près que, contrairement aux Américains, nous sommes assez peu doués pour nous flageller. La question algérienne reste, globalement, un impensé.Ce récit pourrait intéresser les Algériens, aussi. Aujourd’hui plus que jamais : il y a besoin de fierté, dans ce pays, besoin d’espoir, il faut puiser dans le passé l’énergie d’affronter l’avenir. Bien sûr, l’aventure d’El Ouafi se prêterait à un pièce de théâtre. Les actes sont déjà délimités, vibrants. Un film, je suis moins sûr… Un film, pour des raisons liées à l’argent, est censé bien se terminer, offrir une morale, une consolation. Or conclure cette histoire de façon satisfaisante me paraît délicat, si on choisit de rester dans la vérité. El Ouafi a accompli un exploit, mais il s’est effacé devant lui, et les exploits s’oublient plus vite que les hommes.
Au final, qu’est-ce que vous retenez de ce météorite El Ouafi?
La beauté de son sourire. Une sorte de candeur déchirante. C’est un Petit Prince qui n’a jamais rencontré d’aviateur ni de renard : juste de vagues couleuvres – la gloire, l’argent, des chimères vite englouties.
Par Nasser Mabrouk