L aurent Chalard est docteur en géographie de Paris IV-Sorbonne, consultant, membre du think tank European center for international affairs (ECAI). Dans cet entretien, il dissèque les rapports de l’Algérie avec l’Union européenne en concluant que l’Algérie a des atouts à faire valoir pour devenir le pays émergent de l’Afrique du Nord.
-En 15 ans d’application, l’Accord d’association, conclu entre Alger et Bruxelles en 2002, a permis à l’UE de capter plus de 310 milliards de dollars contre à peine 15 milliards de dollars pour l’Algérie, et ce, outre les 30 milliards de dollars de perdus pour le Trésor public à cause du démantèlements tarifaire. A vos yeux, la remise en cause de cet accord par notre pays est-elle légitime ?
Etant donné le bilan économique des quinze années de l’Accord d’association entre l’Algérie et l’Union européenne, sa remise en cause, ou, tout du moins, la volonté de le renégocier, apparaît effectivement légitime. Au plan des échanges commerciaux hors hydrocarbures, le déficit, comme vous le mentionnez, est considérable du fait du décalage de volume de production entre les deux parties, le PIB de l’Algérie en 2019, estimé à 170 milliards de dollars selon la Banque mondiale, représentant moins de 1% du PIB de l’Union européenne à la même date, estimé à 18 300 milliards dollars. Il s’ensuit que l’Accord d’association a contribué mécaniquement à inonder le marché algérien de produits manufacturés européens, les produits algériens, peu nombreux, n’étant pas concurrentiels au nord de la Méditerranée. Au niveau du taux de croissance économique, autre indicateur important, l’Accord d’association n’a pas conduit à un boom économique en Algérie, comme cela a pu, par exemple, être le cas en Turquie suite à la signature de l’Accord d’Union douanière avec l’Union européenne en 1995. En effet, depuis 2005, le taux de croissance annuel de l’économie algérienne a été moins important que dans la décennie précédente (1995-2005), oscillant entre 1 et 4% par an, soit un taux bien faible dans un contexte de croissance démographique importante, approchant les + 2% par an. La croissance de l’économie algérienne demeure relativement corrélée à l’évolution des prix des hydrocarbures.
Enfin, concernant les investissements directs étrangers, la situation est aussi mauvaise, car leur volume est très faible, le pays ayant des difficultés à accueillir des implantations de grandes entreprises étrangères, comme on le constate au Maroc ou en Turquie concernant, par exemple, l’industrie automobile. A l’arrivée, l’évolution des principaux indicateurs économiques apparaît comme extrêmement décevante pour l’Algérie.
-Une actualisation de cet accord, initialement basé sur le principe gagnant-gagnant, s’avère donc irréversible. D’après vous, les réaménagements ou les ajustements à y apporter sont-ils d’ordre interne ou externe ? D’autant que juridiquement parlant, nombre de spécialistes en droit international estiment que la structure de ce type d’accord ne peut être modifiée car elle est le prolongement du droit de commerce international GATT-OMC dont l’élaboration échappe à l’Algérie…
Pour répondre à cette interrogation, il convient d’expliciter pourquoi l’Algérie est peu attractive pour les investisseurs européens, malgré sa proximité géographique, son potentiel marché de près de 45 millions de personnes et une présence migratoire algérienne non négligeable en France. Le premier élément de réponse concerne l’absence de liens économiques, historiques et migratoires avec la plupart des Etats européens en-dehors de l’ex-puissance coloniale. En effet, l’Allemagne, première puissance économique européenne et grosse pourvoyeuse d’investissements directs à l’étranger est liée à la Turquie depuis le XIXe siècle, avec à la clé la présence d’une forte communauté turque sur son sol, ce qui fait que l’Allemagne et plus globalement les pays germaniques (Autriche, Pays-Bas…) ont privilégié l’investissement vers la Turquie plutôt que vers l’Afrique du Nord. Pour cette Europe du Nord, qui rappelons-le, est le moteur économique du continent, l’Algérie est «invisible», ne faisant pas partie de sa sphère de développement, d’autant qu’elle se fournit en hydrocarbures en Russie. En conséquence, par leur positionnement géographique sur les rives septentrionales de la Méditerranée, les potentiels principaux investisseurs européens en Algérie s’avèrent être les Etats d’Europe du Sud, principalement, la France, l’Italie et l’Espagne.
-Ces manquements à l’essentiel des principes directeurs sur lesquels repose l’accord, tel que l’échange de coopération garantissant une durable prospérité partagée, amènent à conclure qu’au lieu que l’Europe participe à la mise en place de véritables réformes pour notre développement économique et épanouissement social, les rapports avec l’Algérie restent dominés par le syndrome sécuritaire (terrorisme et immigration). Qu’en pensez-vous en tant qu’Européen ?
Etant donné son faible poids économique, qui apparaît négligeable vu de Bruxelles, l’Europe perçoit malheureusement beaucoup plus l’Algérie comme une menace potentielle (une jeunesse pléthorique inoccupée) que comme un atout pour le futur (la nouvelle Europe de l’Est), d’où des prises de décision visant plus à s’en protéger qu’à participer au processus de son développement économique. Pourtant, suite à la crise de la Covid-19, qui a montré la trop forte dépendance de l’Europe vis-à-vis des produits manufacturés à bas coût provenant de Chine, la logique voudrait que les élites économiques européennes se tournent désormais vers les pays du Maghreb, à commencer par le plus peuplé d’entre eux, l’Algérie, dans le cadre de leurs investissements à l’étranger, en déplaçant une partie de la production délocalisée en Chine vers l’Afrique du Nord
. Cette politique permettrait d’entrer dans une logique de rapport gagnant-gagnant, les nouvelles industries permettant d’enclencher un processus de développement économique, sur le modèle de ce qui s’est passé dans les années 1980 en Corée du Sud et à Taïwan, dont le bond économique a été lié à la volonté des Etats-Unis de contrer le communisme chinois et nord-coréen. En effet, l’Algérie possède de nombreux atouts à mieux valoriser une main-d’œuvre nombreuse disponible, relativement bien formée, qui parle plusieurs langues, dont le français et de plus en plus l’anglais, avec des capacités d’innovation certaine, comme l’a montré l’exemple des respirateurs artificiels que l’Algérie a su fabriquer, alors que ceux conçus par la France se sont avérés inopérants du fait de la perte de son savoir-faire industriel !
Dans ce cadre, il conviendrait que l’Algérie «se vende» mieux aux Européens, qui ne la connaissent guère, en entamant un processus de revalorisation de son image et en faisant part de sa bonne volonté de devenir l’atelier de l’Europe, comme la Chine est devenue l’atelier du monde, étape indispensable, pour ensuite devenir un pays émergent et une puissance d’envergure régionale respectée sur la scène internationale.
Source: Naïma Benouaret/ ELWATAN