«Apaiser », « réconcilier » les mémoires endolories par les décennies de colonisation et les années de guerre. Tel est le défi mémoriel inédit, et a priori impossible quand on connaît le poids de l’histoire entre la France et l’Algérie, que se sont lancé les présidents français et algérien de part et d’autre de la Méditerranée. Manœuvre présidentielle dilatoire ou démarche sincère ?
En France, c’est l’historien Benjamin Stora, l’un des principaux spécialistes de l’Algérie, qui a été choisi le 24 juillet par le président français Emmanuel Macron pour « dresser un état des lieux du chemin accompli en France sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie » en vue de favoriser « la réconciliation entre les peuples français et algérien », dit la lettre de mission.
Sa nomination passe mal en Algérie. « Pour avancer sur le sujet, apaiser les mémoires, ce n’est pas la bonne personne. Chikhi est un apparatchik bloqué en 1962 », regrette l’historienne franco-algérienne Karima Dirèche, qui craint l’immobilisme tant le passé est instrumentalisé par les autorités algériennes…
Benjamin Stora, lui, essuie les critiques, à commencer par celle d’être « l’historien officiel d’Emmanuel Macron », et il assume de mener une telle mission, seul dans son coin, sans le concours des nombreux confrères et consœurs qui travaillent sur le sujet.
« J’ai toujours travaillé seul, depuis 40 ans, sans rien demander à personne. On disait déjà que j’étais l’historien officiel de Hollande lorsque j’ai accepté la présidence du musée de l’Immigration. Et, puis, aussi, comme l’extrême droite le répète, que j’étais proche du pouvoir algérien, des harkis, des cercles algérianistes, et puis, aussi, pro-islamiste, etc. Que dire face à la bêtise et à la jalousie ? », répond lorsqu’on l’interroge Benjamin Stora, invité de notre nouvelle émission consacrée à l’« irréconciliation » entre la France et l’Algérie.
Pour Benjamin Stora, dire qu’il est « l’historien officiel » de Macron et de ses prédécesseurs, un abonné aux cercles de pouvoir – « je les ai tous rencontrés pour mes travaux, Mitterrand, Chirac, même Sarkozy » –, c’est reprendre l’antienne de l’extrême droite. Il rappelle que c’était d’ailleurs le titre d’un article de cinq pages que lui a consacré l’hebdomadaire d’extrême droite Valeurs actuelles en octobre 2019 dans un de ses marronniers, un hors-série consacré à l’Algérie française. Un ancien rédacteur en chef de Minute, journal proche du parti du Rassemblement national de Marine Le Pen, fondé par des partisans de l’Algérie française, y signe une violente charge antisémite contre le chercheur.
« Ma vie n’est pas réductible aux rencontres avec les présidents de la République française. Si eux font appel à moi, je ne vais pas dire non, tranche encore Benjamin Stora. La question coloniale, particulièrement algérienne, est aujourd’hui devenue centrale en France car elle pose les problématiques françaises, le racisme colonial, le rapport de la France à ses minorités, à la place de la religion. Dans les années 1970-80, lorsque je démarrais mes recherches, ces questions étaient totalement périphériques, y compris dans l’université. Ce sont les universitaires algériens qui m’ont sauvé à l’époque. Je me suis battu seul comme un chien pour faire ma thèse sur Messali Hadj (père fondateur du nationalisme algérien). Charles-Robert Ageron, le plus grand spécialiste français de l’histoire de l’Algérie contemporaine, n’avait même pas de poste à Paris. J’allais le voir à Tours. Aujourd’hui, ce serait impensable. »
Là où une partie de la communauté historienne voit une occasion historique ratée d’unir les forces et de travailler collectivement sur un sujet essentiel, éminemment complexe, qui empoisonne les relations entre les deux pays, tourmente en profondeur les sociétés, Benjamin Stora, qui plaide être « l’un des rares historiens français à être connu et reconnu en Algérie » et qui a grandi dans les années 1950 à Constantine dans une famille juive, avant d’être contraint par la guerre à l’exil en France, argue d’« une nécessité de travailler seul ».
« Quand on fait un rapport comme celui-ci, c’est tout seul, explique-t-il. On ne le fait pas avec des collègues. En revanche, on le fait avec les associations, par exemple celle des réfractaires à la guerre en Algérie qui reversent leur pension aux Algériens, ou encore le comité Audin. Ce qui m’intéresse, c’est le point de vue des acteurs, les harkis, les pieds-noirs, les Algériens, les officiers de l’armée française, etc. Bien sûr que je rencontre des historiens, mais je ne prépare pas un colloque. À 70 ans, je ne vais pas soutenir une énième thèse. C’est une réflexion d’un homme engagé qui a traversé 40 ans d’histoire franco-algérienne, un historien qui a travaillé sur le plan universitaire entre les deux rives et qui est aussi un acteur né en Algérie. »
Un argument que certains chercheurs, sous le couvert de l’anonymat, entendent. À l’image de cet ancien qui reconnaît à Stora « une légitimité par ses travaux, un prestige en Algérie, il est apprécié par beaucoup de gens là-bas, et il a montré qu’il était toujours là quand un président le sollicitait. Il aurait pu demander une commission, mais une commission a-t-elle plus de légitimité ? Cela reste discutable. On a vu sur le Rwanda ce que cela avait provoqué, mettre Untel et pas Unetelle. Maintenant, que va-t-il mettre dans son rapport et est-ce que Macron va suivre ? C’est les questions qui se posent ».
D’autres voient dans l’acceptation de cette mission la validation « d’une problématique bidon » : « Qu’est-ce qu’on va apaiser ?, s’agace un chercheur. C’est une instrumentalisation de plus. Stora va faire un état des lieux de ses travaux, quelques propositions et Macron ne fera rien, sa priorité étant de s’inscrire de plus en plus à droite pour être réélu en 2022. »
S’il assume de mener la mission seul côté français, Benjamin Stora ne travaillera pas non plus main dans la main avec son homologue algérien ni avec une quelconque commission mixte entre les deux rives. « J’ai appelé Abdelmadjid Chikhi après ma nomination. Il m’a dit qu’il entendait travailler seul et que nous harmoniserions à la fin nos points de vue. »
Concrètement, sa mission consiste à « trouver des compromis mémoriels » à l’heure où les mémoires se sont durcies au fil du temps, « communautarisées », chacun s’enfermant dans sa mémoire spécifique, harkis, pieds-noirs, anciens appelés du contingent français, juifs d’Algérie, indépendantistes, immigrés algériens… Car « cette histoire coloniale, extrêmement dure, cruelle, continue d’encombrer et de servir à des instrumentalisations politiques, et il y a les souffrances des peuples, des gens de part et d’autre qui, 60 ans plus tard, souffrent d’avoir été abandonnés, trahis, pas reconnus dans leurs souffrances ».
Son rapport est quasiment terminé. Il y fait l’inventaire « de ce qui a été fait et de ce qui n’a pas été fait ». « J’ai été frappé par le grand nombre d’associations qui ont demandé à me rencontrer depuis que cette mission est connue : des harkis, des pieds-noirs, des immigrés, etc., raconte l’historien. J’ai découvert un foisonnement d’initiatives de gens qui se battent depuis très longtemps pour la restitution d’un canon qui surplombait la baie d’Alger, des clés de la ville de Laghouat, la réhabilitation des cimetières, car c’est très important les cimetières pour faire son deuil, comme celui de Saint-Eugène Bologhine à Alger. Des associations de la communauté juive veulent préserver des cimetières comme ceux de Tlemcen et Constantine. Toute une série d’associations n’ont jamais cessé de revendiquer des passerelles mémorielles et n’attendent pas tout des États. »
« Les Français ignorent qu’on décapitait les Algériens pendant la conquête coloniale »
Benjamin Stora entend saisir le président Macron sur deux problématiques décisives qui mobilisent depuis des années la communauté chercheuse : la question des archives, devenue intenable tant en France qu’en Algérie, à la suite de divers obstacles, et celle des disparus de la guerre d’Algérie (voir à ce sujet le travail remarquable que mènent les historiens de l’association Histoire coloniale et post-coloniale à travers le site 1000autres.org).
« L’ouverture des archives a été promise mais il y a des restrictions de fermeture avec l’IGI 1300 [instruction générale interministérielle de 2011 mettant en application la loi de 2008 sur les archives – ndlr], qui oblige à tamponner les documents un par un et retarde l’accès à des documents déclassifiés, y compris secret défense. »
Comment écrire et débattre de l’histoire quand les archives ne sont pas accessibles ? Emmanuel Macron est d’autant plus attendu au tournant que cet IGI 1300 contredit son engagement d’ouvrir les archives, promesse faite lors de sa visite en septembre 2018 à Josette Audin, qui s’est battue toute sa vie pour qu’éclate la vérité sur la mort de son mari Maurice Audin, le célèbre mathématicien et militant anticolonialiste, torturé et assassiné en 1957 pendant la bataille d’Alger.
Premier président français à être né après l’indépendance de l’Algérie, ce qui a son importance dans une France qui refuse encore d’affronter ce passé qui ne passe pas, il fait preuve d’un certain volontarisme sur la question algérienne, plus que ses prédécesseurs, qui se sont surtout contentés de discours, selon plusieurs observateurs. Mais ses intentions restent inconnues.
« Il y a une part de sincérité chez lui, l’envie d’avoir comme Chirac sur le Vél d’Hiv un marqueur historique de la même portée mémorielle pour l’histoire de France où il reconnaîtrait la dérive coloniale de l’État français, veut croire un acteur. Il le dit en off à des journalistes mais il n’a jamais fait de discours en ce sens. C’est un peu des déclarations pour l’exportation. Pour l’instant, il n’a pas fait grand-chose. On attend encore les actes. »
Après avoir déclaré pendant la campagne présidentielle de 2017 que la colonisation était « un crime contre l’humanité », pour ne plus en parler ensuite, Emmanuel Macron a reconnu, une fois élu, la responsabilité de l’État français dans l’assassinat du militant communiste Maurice Audin. Il a dans le même temps admis le recours systémique à la torture pendant la guerre d’Algérie.
Une semaine après sa visite à Josette Audin, il a également honoré des harkis, ces combattants algériens qui ont servi la France puis qui ont été abandonnés par les autorités françaises dans des conditions tragiques. Il a encore restitué à Alger, début juillet, vingt-quatre crânes de résistants algériens décapités pendant l’interminable et sanglante conquête de l’Algérie par la France au XIXe siècle, crânes qui étaient entreposés au musée de l’Homme. Un geste qualifié de « grand pas » par Alger.
« Emmanuel Macron fait preuve d’un volontarisme fort en matière de relations franco-algériennes […]. Il doit y avoir des questions d’intérêts et d’impératifs de politique extérieure mais pas seulement. Il faut aussi prendre en compte qu’en France, depuis les années 1990-2000, les présidents de la République se sont engagés sur le terrain mémoriel et prennent de plus en plus au sérieux les politiques publiques à mettre en œuvre en la matière. Emmanuel Macron s’inscrit dans cette tendance. Il la renforce cependant, s’implique plus, me semble-t-il, que ces prédécesseurs », analyse l’historienne française Sylvie Thénault dans un entretien au site algérien Algériecultures.
Tout en prenant ses distances avec l’idée de « réconciliation » : « Bien sûr, il y a des gens qui ont vécu cette guerre dans des camps opposés, qui en ont souffert de multiples façons mais parmi eux, tout est possible : soit ils ont déjà fait un effort de compréhension pour le vécu des autres et compris qu’il pouvait exister d’autres points de vue, d’autres souffrances que les leurs ; soit ils n’ont pas fait cet effort et je ne crois pas à la possibilité de les forcer à le faire. »
Emmanuel Macron tient, lui, à « la réconciliation ». Mais peut-on être un président crédible quand on dit : « Moi je veux réconcilier la France et l’Algérie, apaiser les mémoires endolories, concurrentes » sur la scène internationale et quand, « en même temps », on est le chef de file d’un gouvernement de pompiers pyromanes qui fracture la société française en ressortant des bas-fonds la sémantique incendiaire des temps coloniaux, en continuant de violenter une partie de la société, celle qui descend d’anciens colonisés, en l’accusant d’« ensauvagement », de « séparatisme » ?
« On peut réfléchir sur la personnalité de Macron, ses prises de position mais ce qui m’intéresse, c’est que les termes utilisés renvoient à une posture ancienne, héritage d’un républicanisme outrancier qui valorise la colonisation comme une sorte d’exemplarité civilisationnelle, réagit Benjamin Stora. C’est beaucoup plus profond, c’est quelque chose qui est dans une mentalité historico-politique française, une sorte de matrice culturelle fabriquant des stéréotypes avec des illusions que le nationalisme a pu apporter et être universaliste. […] On en est trop restés en France à des postures politiciennes. On peut critiquer Macron, la droite, une fraction de la gauche, etc. Plus fondamentalement, tout un travail d’éducation politique doit être mené sur l’utilisation de ce vocabulaire postcolonial pour qu’on ne reste pas dans ce logiciel. »
Benjamin Stora regrette qu’aucun parti politique français, même à gauche, ne soutienne sa mission dans un pays où des millions de personnes sont pourtant directement concernées par l’histoire franco-algérienne : « L’extrême droite est naturellement très hostile car elle ne reconnaît pas la nation algérienne, la droite se tait sous le feu de l’extrême droite et ce qui me surprend, la gauche classique, Parti socialiste, communistes, verts, insoumis, ne se sont pas manifestés sur cette mission. Ils n’ont ni approuvé ni désapprouvé. C’est une affaire qui ne les intéresse pas. Il y a un gros souci de la gauche française sur la question algérienne. »
L’historien avance deux hypothèses concernant cette indifférence de la gauche : « Elle ne veut pas trop soulever le couvercle de la mémoire sur l’histoire algérienne et les responsabilités politiques » ; « plus fondamentalement, le Sud ne les intéresse pas. Tout ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerranée ne rentre pas dans leur champ de vision ».
Les obsessions identitaires françaises révèlent pourtant combien l’histoire franco-algérienne hante les débats et nourrit les pires fantasmes de la France contemporaine sur l’immigration, l’islam, le voile, les banlieues, la citoyenneté, l’identité française. « Il faut se battre pour faire se regarder tous les côtés de l’histoire, se battre contre les assignations à résidence identitaire. L’extrême droite grignote au niveau des médias, de l’université, de la jeunesse », s’inquiète Benjamin Stora.
Il appelle à mener « la bataille culturelle, même si elle est très difficile », à inventer des lieux d’histoire nouveaux en France pour disséquer 132 ans de colonisation beaucoup trop méconnus des Français ; à entendre cette jeunesse en mouvement contre le racisme mais aussi contre les violences faites aux femmes, aux migrants, à la planète à l’heure de la lutte mondiale pour la « réappropriation de l’histoire des peuples ».
« Il faut prendre des initiatives, expliquer. Qu’est-ce que la guerre coloniale, les camps de regroupement, etc. ? Les Algériens connaissent l’histoire française, les Français ignorent l’histoire algérienne, ils ignorent qu’on décapitait les Algériens pendant la conquête coloniale […].
On a inventé un lieu sur l’histoire de l’immigration [le musée de l’Immigration à Paris – ndlr] qui vit difficilement. Pourquoi ne pas inventer un musée de la France et de l’Algérie, des espaces critiques, de réflexion sur le modèle de la Colonie qui a malheureusement fermé [un bar, lieu de débats et d’expositions à Paris, indépendant, fondé par l’artiste Kader Attia, qui n’a pas survécu à la pandémie de Covid-19 – ndlr] ? La France, ce n’est pas Bugeaud, Gallieni, Faidherbe. C’est aussi l’anticolonialisme, Pierre Vidal-Naquet, Gisèle Halimi, Jean-Paul Sartre, Frantz Fanon. »
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Benjamin Stora, Une mémoire algérienne, collection « Bouquins », éditions Robert Laffont.
Source: RACHIDA EL AZZOUZI / Mediapart