“J’ai grandi au bord de la mer, à la pointe Pescade d’Alger, où se baignait Albert Camus.” Depuis, quel chemin ! Elias Zerhouni, bientôt 62 ans, est le patron “monde” de la recherche de Sanofi, champion tricolore de l’industrie pharmaceutique. Il a effectué toute sa carrière aux Etats-Unis, où le président Bush l’a même bombardé à la tête du NIH (National Institutes of Health), prestigieuse machine publique de recherche médicale. Quel autre pays offrirait autant d’opportunités à un immigré ?”Il n’y en a pas, dit Zerhouni.En France, en Allemagne ou ailleurs, je n’aurais pas pu faire un parcours pareil. Même quand j’ai voulu rentrer en Algérie, en 1984, j’ai senti que je n’étais pas le bienvenu.”
Pour Zerhouni, tout commence à Nedroma, dans l’ouest de l’Algérie, près de la frontière marocaine. Une petite ville de tradition intellectuelle où s’étaient réfugiés musulmans et juifs chassés d’Espagne par Isabelle la Catholique. La mosquée de Nedroma a plus de 1 000 ans et dans la ville on pratiquait les arts et la musique andalouse. Lui-même, après le piano et le violon, joue encore du luth entre deux avions. Son père, devenu instituteur, ce qui était très rare à l’époque pour un “indigène”, militait alors pour l’Union démocratique de Ferhat Abbas. En 1949, il fait de la prison, puis, libéré, est menacé de mort lors des premiers soubresauts de la guerre d’Algérie. Obligé de partir, il réussit à se faire muter à Alger. Le petit Elias a alors 2 ans et demi. Son père, mettant un peu en sourdine son activité militante, deviendra professeur de mathématiques, physique et chimie.”Il n’avait qu’une préoccupation, sauver sa famille.”
Elias Zerhouni et ses six frères ont été élevés dans la religion de l’école. Ingénieurs, médecin anesthésiste, officier de port… tous ont réussi et l’un d’entre eux a même été le premier boursier algérien aux Etats-Unis.”Pendant les événements d’Alger, se souvient Zerhouni, qui a encore en mémoire les attentats de l’OAS,nous manquions souvent l’école. C’est notre père qui nous donnait les cours.” Sa mère soutenait cet acharnement, car elle avait été privée d’études trop tôt, à 9 ans.”Jusqu’à sa mort, elle l’a regretté.”
En 1961, la situation ne cessant d’empirer à Alger, la petite famille se replie à Nedroma jusqu’à l’indépendance, qu’Elias, à 11 ans, fête sans bien comprendre ce qui se passe. Retour ensuite à Alger, au lycée Bugeaud, qui avait pris le nom de son légendaire adversaire Abd el-Kader, mais où l’on affichait encore les compositions d’un prestigieux élève, Albert Camus (tiens, encore lui…). Epoque traumatisante.”Du jour au lendemain, tous mes amis européens ont disparu.” Le gamin Elias, qui, une fois ses devoirs terminés, jouait au foot dans la rue et passait ses après-midi à la pêche sous-marine à la pointe Pescade, se souvient d’une “coupure dramatique”. “On perd son enfance. On découvre trop tôt que la vie, ce n’est pas seulement papa-maman.”
Les années lycée se déroulent sans encombre. Elias Zerhouni décroche ses deux bacs, l’algérien et le français. Il est boursier et l’université d’Alger s’ouvre à lui. Mais quel chemin prendre ? Il choisit les mathématiques pour, six mois plus tard, sourd aux recommandations insistantes de son père, les abandonner au profit de la médecine. Lubie ? Pas vraiment. Quand il était lycéen, il avait participé à des opérations de reboisement dans les montagnes des Bibans, près de Sétif, brûlées au napalm durant la guerre de libération. Dans ces villages ignorés, il avait vu de près la misère et la maladie, la tuberculose en particulier. D’où son attirance pour la médecine.
L’étudiant Zerhouni sort cinquième de sa promo. Et peut donc opter pour les disciplines les plus prestigieuses, comme la chirurgie. Au lieu de cela, il surprend en choisissant une spécialité peu recherchée, la radiologie. Tout ça parce qu’un jour son oncle, chercheur réputé, lui avait montré la première photo d’un cerveau publiée dans le British Journal of Radiology.”Explorer un corps humain sans le détruire” : pour le jeune Zerhouni, c’est la révélation. Son métier sera donc l’imagerie médicale. Ce choix surprenant lui vaut à l’époque une convocation chez le doyen de la fac d’Alger, qui ne comprend pas.”La radiologie nécessite du matériel trop coûteux pour notre pays. Tu ne vas pas pouvoir travailler, tu vas perdre ton temps”, lui dit le doyen. Le jeune Zerhouni s’entête. Mais tout n’est pas perdu.”Après m’avoir sermonné, raconte-t-il,le doyen m’a expliqué que je ne m’en sortirais que si je faisais un stage à l’étranger une fois mon cursus terminé à Alger.”
Il suit ces conseils et se met à préparer par correspondance l’examen d’équivalence pour les Etats-Unis. Pour cela, il apprend l’anglais, car, au lycée, pour ne pas faire la queue aux inscriptions, il s’était rabattu sur l’allemand en première langue. Et comme si cela ne suffisait pas, membre de l’équipe algérienne de natation, il continue la compétition en 100 et 200-mètres nage libre. Ce qui lui donne l’occasion de revoir Nadia, nageuse de haut niveau elle aussi, croisée durant les années lycée et qui deviendra sa femme.”La natation, les entraînements sans fin forgent le caractère”, explique le patron de la recherche de Sanofi, pour qui “la cervelle n’est pas tout”.
Moment crucial, l’examen pour l’équivalence américaine se déroule à Paris, dans le 14e arrondissement. L’occasion de découvrir la capitale. Il se prend au jeu. Au lieu de rester pour les deux ou trois jours de l’épreuve, il y reste un bon mois. Une fête. Un peu trop longue : la faculté d’Alger le convoque pour un conseil de discipline. Le matin de la convocation, il ouvre sa boîte aux lettres. Une enveloppe provenant des Etats-Unis s’y trouve.”On m’avait prévenu. Si elle est grosse, tu n’as pas réussi, car on te donne un formulaire d’inscription pour le prochain examen. Si elle est fine, c’est gagné.” Et elle était bien plate, la lettre…
Paria. L’après-midi, il laisse les profs lui “passer un savon” et finit par confier son précieux courrier au doyen. En le lisant, celui-ci fait d’abord la moue puis exulte. L’élève Zerhouni devient le premier médecin algérien à décrocher l’équivalence américaine. Et du premier coup !”Rentré à la réunion en paria, s’amuse aujourd’hui Zerhouni,je sors en héros national.” Le doyen, toujours prévenant, lui obtient une bourse à Baltimore (Maryland), fief de la fondation Johns Hopkins, qui possède l’université de médecine et l’hôpital les plus prestigieux des Etats-Unis. A 24 ans, il signe au service de radiologie pour trois mois. Et restera quarante ans aux Etats-Unis, où il possède toujours sa maison à Baltimore et où vivent ses trois enfants. Zerhouni l’Américain ?”Je reste algérien, bien sûr, dit-il.Mais je suis fan des Etats-Unis. Et je dois à la France mon cartésianisme.”
Et dire que tout n’avait pas si bien commencé ! Zerhouni, quand il débarque à Baltimore, possède un anglais écrit mais ne parle pas vraiment la langue.”Voyant cela, mon maître de stage m’a fait comprendre que je ne pourrais pas rester longtemps. Heureusement, il était d’origine allemande et nous avons pu converser dans la langue de Goethe.” Ensuite, c’est comme dans un film hollywoodien, le rêve américain. Zerhouni devient instructeur puis assistant professeur, fait un détour par Norfolk (Virginie), crée des start-up revendues depuis, revient à Baltimore à la Johns Hopkins. Où il finira patron du département de résonance magnétique, l’un des plus en vue des Etats-Unis. Il sera aussi, en tant que vice-doyen, sollicité pour réorganiser la recherche de l’université.
Pendant tout ce temps, il mûrit sa conception de la R-D médicale. Elias Zerhouni est un adepte de la recherche “translationnelle”. Pour lui, il faut ouvrir les labos, casser les barrières, favoriser la convergence entre chimie, physique, biologie, radiologie… et la recherche ne doit jamais se couper des hôpitaux. Les biotechnologies et la génétique ont fait exploser les connaissances. En 1970, on ne recensait qu’un type de cancer ; aujourd’hui, on en dénombre plus de 2 000. On ne peut plus se contenter d’expériences sur les souris. Cette approche n’est pas passée inaperçue.
“Un jour, je reçois un coup de fil de la Maison-Blanche. On me propose de diriger le NIH. Je croyais que mon interlocuteur avait fait erreur.” Mais ce n’était pas une plaisanterie. Agence publique regroupant 27 instituts et forte de 10 000 scientifiques, le NIH finance les projets d’universités, d’hôpitaux, d’entreprises aux Etats-Unis et ailleurs. Il ne manque pas de moyens, avec un budget doté de 31 milliards de dollars. Proposé par George Bush, Elias Zerhouni, après une multitude d’auditions, est nommé directeur du NIH, poste qu’il occupera de 2002 à 2008. Promotion invraisemblable pour un musulman intronisé juste après le 11 septembre 2001.”Un défi de plus”, se dit-il. Une fois abandonné le NIH, Zerhouni revient comme conseiller à la Johns Hopkins et, dans la foulée, le président Obama le nomme envoyé spécial des Etats-Unis pour la science et la technologie.
Os. Présent sur tant de fronts, il n’a pu échapper à l’oeil de Christopher Wiehbacher, qui, avant d’être PDG de Sanofi en décembre 2008, était patron Amérique du Nord du groupe pharmaceutique britannique GSK. Tous deux ont même crapahuté dans des endroits improbables du Kenya et de l’Ouganda lors d’une mission sida. Voilà qui crée des liens. Quand Wiehbacher s’installe à Paris, il n’oublie pas Zerhouni. Et l’engage très vite comme conseiller scientifique, avant d’en faire en 2011 le patron “monde” de sa recherche.”C’est une super-recrue, relève Patrick Biecheler, qui suit l’industrie du médicament pour Roland Berger.Zerhouni sait tout ce qui se passe dans le monde en matière de recherche médicale.” Utile quand il s’agit de repérer des start-up qui peuvent relancer la recherche maison (on appelle cela le “scouting”).
Son arrivée coïncide avec le moment où Sanofi est en pleine mutation. Les gros brevets tombent dans le domaine public, la recherche devient de plus en plus coûteuse et risquée, et la biologie prend le pas sur la chimie.
Zerhouni a déjà formaté selon ses préceptes la recherche du groupe aux Etats-Unis et en Allemagne, deux pays clés. Reste la France. Et là, cet homme de concepts plus que de terrain est tombé sur un os. A Toulouse et ailleurs, les syndicats font de la résistance. Son plan, annoncé en juillet, vient d’être rejeté par la cour d’appel de Paris. Dur retour sur terre pour la star du Johns Hopkins.
Source : AlgériePart
Source: Algérie Part