« Nos ancêtres les Arabes » (édition JC Lattès). C’est par ce titre volontairement taquin que Jean Pruvost a décidé de réhabiliter la langue arabe. Un vocable largement méconnu de la population française et qui pourtant irrigue davantage la langue française que l’ancestral gaulois. On apprendra ainsi que le café, le breuvage comme le lieu où on le déguste, le magasin ou le gilet sont tous issus de cette idiome. En ces temps où certains cerveaux étriqués s’attachent à cadenasser les frontières comme les esprits, l’ouvrage du professeur de lexicologie et d’histoire de la langue française de l’université de Cergy-Pontoise est une œuvre à la fois indispensable et salutaire.
Quand et comment est née l’idée d’écrire un livre sur les mots d’origine arabe dans la langue française?
Jean Pruvost : Cette idée m’est d’abord venue au moment où j’expliquais l’histoire de la langue française à mes étudiants, en constatant leur ferveur, leur fascination pour cette partie de mon cours consacrée à l’influence très importante de la langue arabe sur la langue française. Une telle attention témoignait d’une part qu’il en découvrait la portée, à ma surprise, et d’autre part que nous parlions tous arabe sans le savoir. Cette idée m’est aussi venue lorsqu’à Saint-Denis, où je suis né, j’ai assisté à la Dictée des cités organisée par Rachid Santaki, rassemblant 982 personnes pour beaucoup du Maghreb, avec une grande attention à la dictée d’un extrait de Victor Hugo. Il s’agissait presque d’un moment de communion auprès de la langue, qui n’a de richesse que dans sa belle diversité. Souligner combien nous devions à ces personnes de langue arabe, faisant des efforts pour mieux orthographier, voilà aussi une motivation. J’en suis convaincu : c’est de l’harmonie et des savoirs objectifs partagés dans toute leur diversité constructive que naît un bel avenir
Pourquoi avoir voulu réhabiliter d’une certaine manière la langue arabe?
Pour réparer une injustice et combler une grande ignorance du peuple français sur le sujet. On ne cesse d’évoquer l’anglais et le gaulois sans connaître le sujet. Jusqu’au XIXe siècle, les grands écrivains savaient combien la civilisation et la langue arabes avaient nourri la culture universelle. Il m’a semblé que la colonisation et la décolonisation, tout en continuant de nous réunir dans une histoire commune, avaient fait oublier cette grandeur. Voilà pourquoi j’ai eu à cœur de la remettre à l’honneur.
A l’heure où le repli sur soi même gagne certains esprits, le titre « Nos ancêtres les Arabes » est-il volontairement provocateur?
À vrai dire, issu d’une conversation autour de mon enseignement de l’histoire de la langue française, presque en forme de boutade, le titre est né avant les propos présidentiels d’alors sur « nos ancêtres les Gaulois ». Et au cours de mes conférences récentes, le livre étant publié, j’ai appris qu’un article avait déjà eu approximativement ce titre. C’est donc effectivement un peu provocateur, mais gentiment, avec un clin d’œil. Et un objectif précis : montrer le caractère erroné de la formule « Nos ancêtres les Gaulois », alors même que la langue arabe est plus importante dans notre langue que celle des Gaulois…
Avez vous rencontré des difficultés à aller au bout de votre projet?(médiatiquement, au niveau des éditeurs…)
Je suis heureux d’avoir bénéficié de la pleine écoute des éditions Lattès. Et sans vouloir remettre en cause d’autres maisons d’édition, je dirais simplement que ce titre a, çà et là fait peur, avant de rejoindre Lattès. Mon éditrice chez Lattès, Arlette Nachbaur, s’est montrée enthousiaste, tout comme l’attachée de presse, Emilie Narrece, totalement convaincue par le livre : cela m’a été d’un grand réconfort et a donc abouti, pour le meilleur. J’en éprouve une vive reconnaissance pour mon éditeur et son équipe.
Avez vous trouvé quelques oreilles bienveillantes du côté des chancelleries ou du monde culturel arabes?
Débordé de travail avec mes chroniques de langue radiophoniques, trois par jour…, je me sens coupable de ne pas les avoir contactées faute de temps. Mais une conférence récente au SELEFA, centre de recherche piloté par Roland Laffitte, devant une trentaine de passionnés et savants de la langue arabe et eux-mêmes d’origine m’a fait chaud au cœur. J’en avais presque la larme à l’œil de leurs remerciements. J’ai senti profondément que nous avions la même cause à défendre : la reconnaissance d’une énorme influence. La réparation d’une injustice.
En lisant votre ouvrage, on apprend que l’arabe est la troisième langue d’emprunt, après l’anglais et l’italien, dans le vocable français. Avez-vous été surpris de le découvrir?
A dire vrai, lorsqu’il y a un peu plus de dix ans, j’en ai pris conscience en donnant mon cours d’histoire de la langue française, cela a effectivement été un étonnement. Puis en écrivant le livre, j’ai ressenti encore plus intensément ce sentiment. J’ai redécouvert cette influence en définitive occultée au cours ces dernières décennies, si présente pourtant dans la littérature du XIXe siècle par exemple. J’ai aussi été surpris par la forte présence de l’italien. Comme si les peuples du sud étaient oubliés au profit des anglo-saxons. Il était temps d’apporter une information objective auprès de tous.
On estime à environ 500 les mots originaires de l’espace arabe. Est-ce exact?
Oui et non… Parce qu’en fait, c’est beaucoup plus. Par exemple dans le vocabulaire de la flore, des érudits du SELEFA ont repéré presque mille mots.Il en va de même pour l’astronomie, pour le nom des étoiles par exemple, une spécialité de Roland Laffitte. Évoquer 500 mots environ, c’est seulement s’installer dans le vocabulaire général et cultivé, mais ne pas pénétrer les vocabulaires de spécialité. On peut presque dire donc que l’estimation des 500 mots est faible !
Vous nous rappelez que dans leur quotidien une majorité de Français parlent l’arabe sans le savoir. Pouvez-vous nous donner quelques exemples de cette réalité?
Eh bien, dans une journée commencer avec une tasse de café, avec ou sans sucre, accompagnée d’un jus d’orange, puis faire les courses dans les magasins, à la recherche des meilleurs tarifs, et pour les dames acheter par exemple une jupe de coton, un gilet, un pull mohair, un caban pour ensuite se reposer un instant sur un divan, en prenant un jus d’abricot, et feuilleter au hasard un magazine… ce sont là pour les mots donnés en italiques, des mots qui sonnent bien français tout en étant tous d’origine arabe. De fait, dans mon livre on trouvera pour chaque domaine force exemple de même nature.
Quels sont les domaines qui ont le plus contribué à enrichir l’idiome français?
D’un côté, les domaines scientifiques tels que la chimie, les mathématiques,l’astronomie, la médecine, la marine, la mesure. De l’autre, ceux propres à l’agriculture et donc par ricochet le domaine de l’alimentation, mais aussi tout ce qui relève des soins, des parfums. Et viennent là, avec ces derniers registres, des mots que personne, hormis les étymologistes,n’imagine d’origine arabe. Qui sait qu’artichaut, épinard, estragon, caban, ambre, massage, sont d’origine arabe, tant ils sont installés dans la langue française et la nourrissent.
Vous expliquez que le parler gaulois, contrairement à l’arabe, est en fait quasi inexistant dans le français d’aujourd’hui. Comment se fait-il que la maxime « nos ancêtres les Gaulois » perdure dans les consciences?
En fait, la formule, « Nos ancêtres les Gaulois » est due à Ernest Lavisse qui s’empressait de dire que ces derniers étaient des barbares, « ne s’aimant pas » et ne constituant donc pas « une patrie ». Il ajoutait qu’heureusement, les Romains avaient conquis la Gaule et que trois civilisations étaient en fait à mettre en avant, les civilisation grecque, romaine et arabe. Avec un long chapitre sur la civilisation arabe. En fait, le gaulois en tant que langue n’est pas totalement inexistant, mais concerne des mots de la terre, qui n’ont pas été ressentis comme porteurs par les Romains, pas commercialisés en somme.
La « ruche » ne se vendait pas, donc le mot est gaulois, mais le « miel » se vendait, et c’est donc un mot latin. Le chêne, la lande, la bruyère, les ifs, les galets, les cailloux, voilà quelques mots qui nous sont restés. Une centaine de mots. C’est peu par rapport effectivement aux mots arabes, italiens, anglais que nous avons ensuite empruntés. Il y aurait juste une nuance que je n’ai pas évoquée dans le livre : les toponymes sont en revanche très nombreux, parce qu’évidemment en arrivant sur un territoire les Gaulois l’ont d’abord dénommé dans leur langue et on en garde souvent la trace. Paris par exemple !Ce qui fait que « nos ancêtres les Gaulois » perdurent dans nos consciences tient à deux éléments : la politique de Napoléon III qui a de toutes pièces relancé cette sorte de mythe national, et de l’autre, curieusement, la bande dessinée Astérix… En fait, on devrait plutôt évoquer nos ancêtres gallo-romains ! Car sans les Romains, la France ne se serait pas élevée. Et avec la civilisation arabe, c’est un fait, elle a gagné beaucoup de finesse.
L’arabe a souvent transité par l’Italie ou l’Espagne avant d’atterrir en France. Pourquoi ces deux pays ont ils été des vecteurs plus puissants que les autres?
C’est de la conquête arabe du bassin méditerranée et donc notamment de l’Espagne qu’est née la grande influence de la civilisation arabe sur l’Europe. Il faut rappeler que cette conquête a été finement et délicatement conduite, avec un grand respect des populations et même de leurs croyances. Ce fut en somme une « colonisation » réussie de l’Espagne. Quant à l’Italie, très en pointe dans le commerce maritime, à travers ses ports, Gênes notamment, mais aussi très en contact avec le monde arabe par la Sicile et la Sardaigne, elle a aussi constitué un heureux vecteur des découvertes diverses et des produits nouveaux du monde arabe. Ajoutons que le monde arabe avait su recueillir tout un patrimoine grec et des savoirs d’Extrême Orient, et que la conquête arabe, commerciale, civilisationnelle, fut aussi l’occasion d’un efficace trait d’union entre les pays de l’Océan Indien et l’Europe. Qu’un peuple soit maître des mers a toujours été déterminant, la flotte arabe dans le bassin méditerranéen, et la flotte anglaise sur les océans par exemple. L’Italie et l’Espagne étaient par ailleurs en étroite proximité géographique avec le monde arabe. Cela a forcément joué.
Ernest Lavisse, au 19è siècle, reconnaissait la supériorité de la civilisation arabe sur l’occidentale. Pourquoi cette culture arabe n’occupe plus médiatiquement le rang qu’elle mérite?
L’émigration a joué un double rôle : d’un côté, elle a enrichi la France par le travail des émigrés, fondateur et fondamental, mais très mal reconnu. De l’autre, elle a donné l’impression à nombre de Français d’une supériorité forcément de langue et de niveau social. Mais à mon sens, on arrive maintenant à des générations issues des populations émigrantes qui vont permettre de reprendre leur rang.
Il suffit de se rendre dans une université française pour voir combien les enfants, petits-enfants des émigrés ont fait leur chemin, tout comme les Italiens (les « ritals » !). Il sont aujourd’hui totalement intégrés parmi les jeunes et occupent des postes importants, mêmes’il y a encore des progrès à faire du côté des employeurs. Il va sans dire que ce progrès ne passe pas par l’oubli de la culture première, mais au contraire par un plein enrichissement. Les cultures s’additionnent, à condition de bien les connaître. Et mon livre vient peut-être aussi à point pour rappeler à nos enfants d’émigrants, qui peuvent avoir oublié que la langue arabe était bien présente au quotidien, le « café» du matin, le « sucre », l’ « algèbre » à l’école, la « chimie », etc.
On pense à tort que la tradition des cafés est parisienne alors qu’elle ne gagne l’Europe qu’au début du 17è siècle. Là encore l’héritage est arabe.
Oui, et quel bel héritage ! Car encore aujourd’hui, quel est le lieu d’échanges privilégiés ? Le café. Et à cet égard, c’est ce qui frappe en définitive les touristes américains venant à Paris, la présence d’innombrables cafés, lieux d’échange entre toutes les classes sociales, tous les pays. Oserais-je dire d’ailleurs, qu’on a fait la guerre aux cafés près des établissements scolaires et que c’est une erreur parce que c’est là que naissaient les échanges, les amitiés. Il fallait juste vérifier la nature des consommations. Sous nos climats, on ne peut pas en effet se réunir facilement dehors, les cafés jouent un rôle essentiel d’harmonie, de discussion, d’ouverture. Je suis content que vous évoquiez ce sujet. Étudiant, parce que j’étais aussi champion de babyfoot, j’ai passé énormément de temps dans les cafés. J’y ai rencontré de très bons amis de toutes les origines géographiques.
Comment l’Algérie a t-elle relancé le processus d’assimilation linguistique?De quelle manière l’influence s’est elle faite?
Je ne suis pas bien placé pour vous répondre, ne connaissant pas bien l’histoire de chaque pays d’Afrique du nord. Ce que je constate, c’est que nos échanges universitaires sont de plus en plus nombreux, fructueux,porteurs. Et j’espère jouer un rôle indirect dans le net rapprochement de nos peuples, tant je crois à cette histoire commune qui est la nôtre et qui reste peut-être à écrire. Il y a d’ailleurs un symbole fort : d’où nous vient l’un de nos plus grands lexicographes du siècle dernier ? D’Algérie, avec Paul Robert. Dont le père était totalement intégré. Le temps est revenu pour d’excellents échanges et ce que l’Algérie conduit en ce sens est excellent.
Voltaire considérait que les Arabes au même titre que les Grecs ou les Romains faisaient partie de la culture classique. Renan reconnaissant de son côté qu’aucune autre langue n’avait conquis autant de pays. Est-il envisageable que de nos jours que cet héritage soit enfin réhabilité ?
Quelle joie que soient évoqués Voltaire et Renan ? Deux figures fortes de notre univers de pensée. Et qui avaient vu si juste. Comme d’autres philosophes et d’autres écrivains, les Romantiques notamment. Je perçois pour ma part un symbole fort et un exemple merveilleux donné par l’Académie française avec des élections d’écrivains tels qu’Assia Djebar et Amin Maalouf. Une Académie qui a toujours su que la diversité était facteur d’enrichissement culturel. J’ai reçu un mot enthousiaste du ministre académicien Xavier Darcos, par ailleurs Président de Défense de la langue
française, très heureux de voir ainsi la langue et la civilisation arabes pleinement honorées. « Le pessimisme est d’humeur et l’optimisme de volonté » disait Alain. Eh bien, j’ai avec de tels courriers et l’attention que vous m’accordez l’optimisme rivé au corps et je crois indispensable que cet héritage soit connu de tous les Français. C’est l’objectif de ce livre. Merci beaucoup de l’intérêt que vous y avez porté.
Par Nasser Mabrouk