La Grande Mosquée de Paris a un nouveau recteur en la personne de Chems-Eddine Hafiz, avocat de profession. Il succède au Dr Dalil Boubekeur qui a occupé le poste pendant 28 ans et qui a estimé que le temps était venu de passer le témoin. M. Hafiz nous parle dans cet entretien de cette succession et de sa mission.
– Vous n’êtes pas tellement connu comme personnalité publique dans la sphère politico-religieuse. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur vous, vous présenter en quelque sorte ?
Avant toute chose, permettez-moi d’adresser à travers vos colonnes mes meilleurs vœux à la fois à vos lecteurs et à l’ensemble du peuple algérien à l’occasion de cette nouvelle année. Je suis issu d’une famille algérienne qui a baigné dans le mouvement national et qui s’était très tôt impliquée pour l’indépendance du pays. J’ai notamment perdu mon frère aîné durant la Guerre de Libération.
Le cadet de la fratrie a été blessé alors qu’il venait juste d’avoir 16 ans, ma sœur aînée était agent de liaison de Ali La Pointe et ma mère a été la première femme au PPA et féministe. Je reviens sur cet aspect pour dire que ma personnalité s’est construite autour de ces référents : l’engagement en faveur de la justice, le patriotisme, le sens du sacrifice, le sérieux et la loyauté. C’est probablement ce qui m’a amené à choisir le droit et ensuite la profession d’avocat.
Profondément croyant, j’ai, dans ma sphère privée, consacré beaucoup de temps à l’étude et à l’exploration de la religion musulmane. Lorsque je me suis installé en France pour des raisons personnelles, je me suis engagé auprès de la communauté algérienne d’abord et aux côtés de l’ensemble des musulmans ensuite pour apporter, à travers ma profession, une contribution afin que les intérêts et les droits des uns et des autres soient défendus et préservés.
J’ai voulu également entretenir des ponts entre les deux pays, l’Algérie et la France, qui, au regard de la géographie, des liens historiques, du passé commun, de la sociologie et des intérêts partagés, doivent dépasser les contingences et les blessures du passé.
Je me suis donc engagé, à la demande du docteur Dalil Boubakeur, dès la fin des années 1990, auprès de la Grande mosquée de Paris d’abord et, quelques années plus tard, auprès de tous les musulmans de France. Voilà en quelques mots une présentation qui résume mon parcours.
– La succession au poste de recteur de la Grande Mosquée de Paris s’est faite non sans soulever quelques remous médiatiques. Il semble que vous n’étiez pas au départ le postulant le plus indiqué pour les autorités algériennes. Qu’en est-il réellement, sans verser dans la langue de bois ?
Vous parlez de «postulant le plus indiqué des autorités algériennes». Je ne sais pas si les autorités algériennes avaient un «postulant». Je pense plutôt qu’il y avait des postulants qui espéraient un soutien des autorités algériennes. Et ce sont ces postulants et certains de leurs soutiens intéressés qui sont en train de faire courir des rumeurs et de fausses informations au sujet de cette succession.
Personnellement, je m’en tiens aux faits : à ma connaissance mon prédécesseur, le Dr Boubakeur, n’a jamais été informé par les autorités algériennes de l’existence d’un «postulant» favori. Même si la société des habous et des Lieux Saints de l’islam est une association indépendante, elle agit, en effet, dans la concertation avec son principal soutien financier et partenaire étatique.
De mon côté, aucun responsable algérien ne m’a jamais appelé pour me dire que les autorités algériennes avaient leur «favori» ou leur «postulant». Idem pour les autorités françaises. On a souvent reproché à la Mosquée de Paris de manquer d’indépendance. On a même laissé croire que cette prestigieuse institution ne serait qu’une officine, dénigrant ainsi un lieu de culte et le personnel et les cadres qui veillent à son bon fonctionnement.
Cette affaire, qui n’en est pas une en réalité, mais disons ces «remous médiatiques», comme vous les appelez, permettent de montrer que les instances de la Grande Mosquée de Paris agissent de manière souveraine, même si nous assumons et nous encourageons la concertation avec les autorités des deux pays qui sont concernés par les activités de la mosquée, en l’occurrence l’Algérie et la France. Pour résumer, ceux qui écrivent ou disent que les autorités algériennes officielles seraient contre mon élection vous mentent.
Je peux vous dire que quelques heures après mon élection, j’ai reçu plusieurs messages de félicitations, la plupart émanant de hauts cadres et représentants des autorités algériennes, à commencer par Son Excellence, M. l’ambassadeur d’Algérie en France. M. l’ambassadeur Salah Lebdioui nous a reçus, Dalil Boubakeur et moi-même, deux jours après cette succession. Il a remercié mon prédécesseur pour son action et m’a félicité chaleureusement.
Je n’étais pas été un «postulant» à proprement dire, mais je n’ai jamais caché mon attachement à la fois à la Grande Mosquée de Paris et à la question de la représentation de l’islam. C’est ainsi que j’ai d’abord accepté d’être candidat et que je fus unanimement élu.
En vérité, tous ceux qui étaient présents savent que cette succession s’est faite dans des conditions à la fois normales, démocratiques et conformes aux statuts. C’est à partir de là que certains, guidés par leurs frustrations, ont commencé à inonder la presse de fausses informations.
– C’est une responsabilité prestigieuse qui était convoitée par plusieurs candidats, dont deux estimaient venir avec de sérieuses références intellectuelles et religieuses. Quelle est la différence ou la particularité qui ont fait que le choix s’est porté sur vous ?
La question que vous me posez devrait l’être à Dalil Boubakeur et aux membres de la société des habous. A votre avis, pourquoi l’ancien recteur n’a-t-il pas placé sa confiance dans une autre personne ? Je suis probablement le moins bien placé pour en parler.
En revanche, je peux vous dire que mes références ne sont pas négligeables. Et c’est peut-être ce qui a motivé ce choix de la part des instances de la Grande Mosquée de Paris. Je vous rappelle que cela fait plus de 20 ans que je suis à la mosquée, agissant à la fois sur les plans juridique et organisationnel. Je fus tour à tour avocat de la mosquée, secrétaire général de la société des habous et son vice-président.
J’ai été vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM) à plusieurs reprises durant ces 15 dernières années. Je travaille sur le terrain depuis très longtemps avec les huit fédérations de la Mosquée de Paris. Je suis l’interlocuteur privilégié des autres fédérations représentatives de l’islam et je suis également un des interlocuteurs des pouvoirs publics à la fois en France et en Algérie.
En outre, je suis responsable de l’association Vivre l’islam, qui produit l’émission phare qui présente l’islam sur le service public. Et, en plus, pardon de parler de moi à la première personne, je ne suis pas connu pour être un grand «islamologue» ; en revanche, je suis, de l’avis général et cela me rend fier, identifié comme quelqu’un de sérieux. C’est peut-être la première qualité à faire valoir pour prétendre occuper une telle fonction.
Enfin, je vous rappelle que le rôle d’un recteur est d’organiser et de représenter le culte, non pas de dire le culte. Pour cette fonction, la mosquée dispose d’autorités religieuses, un mufti et des imams qui remplissent parfaitement leur rôle.
– Le rapport de la Grande Mosquée de Paris à la chose politique a toujours été compliqué surtout depuis la montée en puissance du radicalisme islamiste qui a causé un grand tort à l’islam dans sa dimension universaliste. Que préconisez-vous pour maintenir les fragiles équilibres entretenus par votre prédécesseur, et quel rôle comptez-vous faire jouer à l’avenir à l’institution dans les relations algéro-françaises ?
Voilà enfin les vraies questions qui abordent les vrais enjeux. Je le précise parce qu’il y a un préalable : il faut que les organisations appelées à représenter l’islam apaisé, celui du juste milieu que nous voulons incarner, sortent des querelles inutiles, des histoires d’ego et de personnes pour aborder le cœur de nos préoccupations.
A mes yeux, l’islam ne doit pas être politique. Il s’agit d’un culte, d’une éthique, d’une religion et d’une spiritualité. Cela étant dit, c’est l’organisation et la représentation de ce culte qui sont de facto politiques.
Vous posez deux questions en une. Premièrement, s’agissant de la montée de l’extrémisme, je compte poursuivre ce qui a été entamé par mon prédécesseur, le Dr Boubakeur, en investissant et en intensifiant notamment les questions de la formation des imams, de la pédagogie, de la diffusion du savoir pour contrecarrer l’ignorance.
Je veux communiquer davantage, à travers différents supports et ressources, que nous allons mettre en place, pour faire connaître à la fois cet islam du juste milieu qui doit se séculariser afin de ne pas être un instrument manipulé par les mains de courants ou de groupes dangereux. Nous devons, nous représentants de l’islam, être irréprochables, crédibles et soucieux de l’intérêt général. C’est la raison pour laquelle je rappelle que le poste de recteur de la Grande Mosquée de Paris n’est pas une consécration, mais un engagement.
Pour être crédible, il faut aussi être accessible. D’une certaine manière populaire, sans être populiste. Il faut parler aux fidèles sans pédantisme afin d’être à la fois audible et proche d’eux. Il faut assumer aussi une mission en direction de la jeunesse musulmane en Europe. Lorsqu’elle veut s’intéresser à l’islam, cette jeunesse est parfois happée par des milieux fanatiques qui l’instrumentalisent et qui manipulent sa méconnaissance des préceptes religieux. L’enjeu de la jeunesse est un véritable sujet. C’est l’une de mes priorités.
Deuxièmement, vous évoquez la question des relations algéro-françaises. J’ai envie de vous dire, pour que les choses soient claires, que la Grande Mosquée de Paris et son recteur n’ont pas vocation à se substituer au travail et aux efforts des représentants officiels de l’Algérie en France. Il y a un ambassadeur qui compte à la fois faire son travail correctement et mener complètement sa mission.
Il n’y aura pas un autre. Je vous ai déjà dit que je suis personnellement très engagé pour entretenir des ponts et en construire d’autres entre les deux pays, les deux sociétés. Le modeste rôle qui est le mien consiste à participer à pacifier les relations et à les intensifier dans le cadre du périmètre qui m’est dévolu. Je ferai en sorte, en tout cas, à ce que l’islam ne soit, en aucune manière, un sujet de discorde entre l’Algérie et la France.
Islam en France ou islam de France, pouvez-vous vous positionner sur cette idée qui semble tellement embarrasser l’Elysée ?
L’islam est en France chez lui désormais. Beaucoup de Français sont de confession musulmane. Le sujet, à mes yeux, est plus simple et il est inutile de le compliquer par des formules alambiquées. Les citoyens français de confession musulmane, comme tous leurs concitoyens, doivent respecter les lois et les règles de leur pays ou, pour ce qui est des étrangers, de leur pays de résidence. Par ailleurs, les musulmans ne doivent pas être des citoyens à part, mais des citoyens à part entière.
– Il y a toujours eu à l’intérieur de la maison une confrontation sourde entre différentes chapelles pour le contrôle du rite, dans laquelle la représentation marocaine s’est montrée très active. Cela peut-il porter préjudice à votre vision et votre programme, si tant est que vous veniez avec une nouvelle ambition ?
Personnellement, et c’est ce que je dis à mes amis marocains, je pense qu’il faut absolument séparer l’islam des sujets de discorde politique ou diplomatique. Nous avons une énorme tâche à remplir : représenter dignement tous les musulmans, quelle que soit leur origine, au sein de la société française. Ces musulmans doivent être préservés des sujets qui, le plus souvent, les dépassent.
Personnellement, je me place dans la concertation et le dialogue et dans la recherche du consensus. Si d’autres fédérations, proches d’autres pays, préfèrent être les instruments d’agendas politiques, elles jetteront elles-mêmes du discrédit sur leur action. Au regard des résultats des dernières élections du CFCM, nous irons vers une présidence tournante, deux ans pour chacune des principales fédérations : les composantes turques, marocaines et algériennes (nous-mêmes). Nous verrons dans quel ordre.
Ma priorité, je ne cesserai de le dire, c’est la Grande Mosquée de Paris, son fonctionnement et tous les projets que je dois lancer. Je compte notamment, à moyen terme, me rendre sur le terrain, à travers toute la France, pour aller à la rencontre des fidèles qui fréquentent les lieux de culte qui sont affiliés à notre fédération.
Source :